Le
moment politique est grave : personne ne le conteste, et l'auteur de
ce livre moins que personne. Au dedans, toutes les solutions sociales remises
en question; toutes les membrures du corps politique tordues, refondues ou reforgées
dans la fournaise d'une révolution, sur l'enclume sonore des journaux;
le vieux mot pairie, jadis presque aussi reluisant que le mot royauté,
qui se transforme et change de sens; le retentissement perpétuel de la
tribune sur la presse et de la presse sur la tribune; l'émeute qui fait
la morte. Au dehors, çà et là , sur la face de l'Europe,
des peuples tout entiers qu'on assassine, qu'on déporte en masse ou qu'on
met aux fers, l'Irlande dont on fait un cimetière, l'Italie dont on fait
un bagne, la Sibérie qu'on peuple avec la Pologne; partout d'ailleurs,
dans les états même les plus paisibles, quelque chose de vermoulu
qui se disloque, et, pour les oreilles attentives, le bruit sourd que font les
révolutions, encore enfouies dans la sape, en poussant sous tous les royaumes
de l'Europe leurs galeries souterraines, ramifications de la grande révolution
centrale dont le cratère est Paris. Enfin, au dehors comme au dedans, les
croyances en lutte, les consciences en travail; de nouvelles religions, chose
sérieuse ! qui bégayent des formules, mauvaises d'un côté,
bonnes de l'autre; les vieilles religions qui font peau neuve; Rome, la cité
de la foi, qui va se redresser peut-être à la hauteur de Paris, la
cité de l'intelligence; les théories, les imaginations et les systèmes
aux prises de toutes parts avec le vrai; la question de l'avenir déjà
explorée et sondée comme celle du passé. Voilà où
nous en sommes au mois de novembre 1831.
Sans doute, en
un pareil moment, au milieu d'un si orageux conflit de toutes les choses et de
tous les hommes, en présence de ce concile tumultueux de toutes les idées,
de toutes les croyances, de toutes les erreurs, occupées à rédiger
et à débattre en discussion publique la formule de l'humanité
au dix-neuvième siècle, c'est folie de publier un volume de pauvres
vers désintéressés. Folie ! pourquoi ?
L'art, et l'auteur de ce livre n'a jamais varié dans cette pensée,
l'art a sa loi qu'il suit, comme le reste a la sienne. Parce que la terre tremble,
est-ce une raison pour qu'il ne marche pas ? Voyez le seizième siècle.
C'est une immense époque pour la société humaine, mais c'est
une immense époque pour l'art. C'est le passage de l'unité religieuse
et politique à la liberté de conscience et de cité, de l'orthodoxie
au schisme, de la discipline à l'examen, de la grande synthèse sacerdotale
qui a fait le moyen-âge à l'analyse philosophique qui va le dissoudre;
c'est tout cela; et c'est aussi le tournant, magnifique et éblouissant
de perspectives sans nombre, de l'art gothique à l'art classique. Ce n'est
partout, sur le sol de la vieille Europe, que guerres religieuses, guerres civiles,
guerres pour un dogme, guerres pour un sacrement, guerres pour une idée,
de peuple à peuple, de roi à roi, d'homme à homme, que cliquetis
d'épées toujours tirées et de docteurs toujours irrités,
que commotions politiques, que chutes et écroulements des choses anciennes,
que bruyant et sonore avènement des nouveautés; en même temps,
ce n'est dans l'art que chefs-d'uvre. On convoque la diète de Worms,
mais on peint la chapelle Sixtine. Il y a Luther, mais il y a Michel-Ange. Ce
n'est donc pas une raison, parce que aujourd'hui d'autres vieilleries croulent
à leur tour autour de nous, et remarquons en passant que Luther est dans
les vieilleries et que Michel-Ange n'y est pas, ce n'est pas une raison parce
qu'à leur tour aussi d'autres nouveautés surgissent dans ces décombres,
pour que l'art, cette chose éternelle, ne continue pas de verdoyer et de
florir entre la ruine d'une société qui n'est plus et l'ébauche
d'une société qui n'est pas encore. Parce
que la tribune aux harangues regorge de Démosthènes, parce que les
rostres sont encombrés de Cicérons, parce que nous avons trop de
Mirabeaux, ce n'est pas une raison pour que nous n'ayons pas, dans quelque coin
obscur, un poëte. Il est donc tout simple, quel que soit le tumulte de la place
publique, que l'art persiste, que l'art s'entête, que l'art se reste fidèle
à lui-même, tenax propositi. Car la poésie ne s'adresse
pas seulement au sujet de telle monarchie, au sénateur de telle oligarchie,
au citoyen de telle république, au natif de telle nation; elle s'adresse
à l'homme, à l'homme tout entier. A l'adolescent, elle parle de
l'amour; au père, de la famille; au vieillard, du passé; et, quoi
qu'on fasse, quelles que soient les révolutions futures, soit qu'elles
prennent les sociétés caduques aux entrailles, soit qu'elles leur
écorchent seulement l'épiderme, à travers tous les changements
politiques possibles, il y aura toujours des enfants, des mères, des jeunes
filles, des vieillards, des hommes enfin, qui aimeront, qui se réjouiront,
qui souffriront. C'est à eux que va la poésie. Les révolutions,
ces glorieux changements d'âge de l'humanité, les révolutions
transforment tout, excepté le cur humain. Le cur humain est
comme la terre; on peut semer, on peut planter, on peut bâtir ce qu'on veut
à sa surface; mais il n'en continuera pas moins à produire ses verdures,
ses fleurs, ses fruits naturels; mais jamais pioches ni sondes ne le troubleront
à de certaines profondeurs; mais, de même qu'elle sera toujours la
terre, il sera toujours le cur humain; la base de l'art, comme elle de la
nature. Pour que l'art fût détruit, il faudrait
donc commencer par détruire le cur humain. Ici
se présente une objection d'une autre espèce : - Sans contredit,
dans le moment même le plus critique d'une crise politique, un pur ouvrage
d'art peut apparaître à l'horizon; mais toutes les passions, toutes
les attentions, toutes les intelligences ne seront-elles pas trop absorbées
par l'uvre sociale qu'elles élaborent en commun, pour que le lever
de cette sereine étoile de poésie fasse tourner les yeux à
la foule ? Ceci n'est plus qu'une question de second ordre, la question de succès,
la question du libraire et non du poëte. Le fait répond d'ordinaire oui
ou non aux questions de ce genre, et, au fond, il importe peu. Sans doute il y
a des moments où les affaires matérielles de la société
vont mal, où le courant ne les porte pas, où, accrochées
à tous les accidents politiques qui se rencontrent chemin faisant, elles
se gênent, s'engorgent, se barrent et s'embarrassent les unes dans les autres.
Mais qu'est-ce que cela fait ? D'ailleurs, parce que le vent, comme on dit, n'est
pas à la poésie, ce n'est pas un motif pour que la poésie
ne prenne pas son vol. Tout au contraire des vaisseaux, les oiseaux ne volent
bien que contre le vent. Or la poésie tient de l'oiseau. Musa ales,
dit un ancien. Et c'est pour cela même qu'elle est
plus belle et plus forte, risquée au milieu des orages politiques. Quand
on sent la poésie d'une certaine faon, on l'aime mieux habitant la montagne
et la ruine, planant sur l'avalanche, bâtissant son aire dans la tempête,
qu'en fuite vers un perpétuel printemps. On l'aime mieux aigle qu'hirondelle.
Hâtons-nous de déclarer ici, car il en est
peut-être temps, que dans tout ce que l'auteur de ce livre vient de dire
pour expliquer l'opportunité d'un volume de véritable poésie
qui apparaîtrait dans un moment où il y a tant de prose dans les
esprits, et à cause de cette prose même, il est très loin
d'avoir voulu faire la moindre allusion à son propre ouvrage. Il en sent
l'insuffisance et l'indigence tout le premier. L'artiste, comme l'auteur le comprend,
qui prouve la vitalité de l'art au milieu d'une révolution, le poëte
qui fait acte de poésie entre deux émeutes, est un grand homme,
un génie, un il comme dit admirablement la métaphore grecque.
L'auteur n'a jamais prétendu à la splendeur de ces titres, au-dessus
desquels il n'y a rien. Non; s'il publie en ce mois de novembre 1831
Les Feuilles d'Automne, c'est que le contraste entre la tranquillité
de ces vers et l'agitation fébrile des esprits lui a paru curieux à
voir au grand jour. Il ressent, en abandonnant ce livre inutile au flot populaire
qui emporte tant d'autres choses meilleures, un peu de ce mélancolique
plaisir qu'on éprouve à jeter une fleur dans un torrent, et à
voir ce qu'elle devient. Qu'on lui passe une image un peu
ambitieuse, le volcan d'une révolution était ouvert devant ses yeux.
Le volcan l'a tenté. Il s'y précipite. Il sait fort bien du reste
qu'Empédocle n'est pas un grand homme, et qu'il n'est resté de lui
que sa chaussure. II laisse donc aller ce livre à
sa destinée, quelle qu'elle soit, liber, ibis in urbem, et demain
il se tournera d'un autre côté. Qu'est-ce d'ailleurs que ces pages
qu'il livre ainsi, au hasard, au premier vent qui en voudra ? Des feuilles tombées,
des feuilles mortes, comme toutes feuilles d'automne. Ce n'est point là
de la poésie de tumulte et de bruit; ce sont des vers sereins et paisibles,
des vers comme tout le monde en fait ou en rêve, des vers de la famille,
du foyer domestique, de la vie privée; des vers de l'intérieur de
l'âme. C'est un regard mélancolique et résigné, jeté
çà et là sur ce qui est, surtout sur ce qui a été.
C'est l'écho de ces pensées, souvent inexprimables, qu'éveillent
confusément dans notre esprit les mille objets de la création qui
souffrent ou qui languissent autour de nous, une fleur qui s'en va, une étoile
qui tombe, un soleil qui se couche, une église sans toit, une rue pleine
d'herbe; ou l'arrivée imprévue d'un ami de collège presque
oublié, quoique toujours aimé dans un repli obscur du cur;
ou la contemplation de ces hommes à volonté forte qui brisent le
destin ou se font briser par lui; ou le passage d'un de ces êtres faibles
qui ignorent l'avenir, tantôt un enfant, tantôt un roi. Ce sont enfin,
sur la vanité des projets et des espérances, sur l'amour à
vingt ans, sur l'amour à trente ans, sur ce qu'il y a de triste dans le
bonheur, sur cette infinité de choses douloureuses dont se composent nos
années, ce sont de ces élégies comme le cur du poëte
en laisse sans cesse écouler par toutes les fêlures que lui font
les secousses de la vie. Il y a deux mille ans que Térence disait :Plenus
rimarum sum ; hac atque illac Perfluo. C'est maintenant
le lieu de répondre à la question des personnes qui ont bien voulu
demander à l'auteur si les deux ou trois odes inspirées par les
événements contemporains, qu'il a publiées à différentes
époques depuis dix-huit mois, seraient comprises dans Les
Feuilles d'automne. Non. Il n'y a point ici place pour cette poésie
qu'on appelle politique et qu'il voudrait qu'on appelât historique. Ces
poésies véhémentes et passionnées auraient troublé
le calme et l'unité de ce volume. Elles font d'ailleurs partie d'un recueil
de poésie politique, que l'auteur tient en réserve. Il attend pour
le publier un moment plus littéraire. Ce que sera
ce recueil, quelles sympathies et quelles antipathies l'inspireront, on peut en
juger, si l'on en est curieux, par la pièce XL
du livre que nous mettons au jour. Cependant, dans la position indépendante,
désintéressée et laborieuse où l'auteur a voulu rester,
dégagé de toute haine comme de toute reconnaissance politique, ne
devant rien à aucun de ceux qui sont puissants aujourd'hui, prêt
à se laisser reprendre tout ce qu'on aurait pu lui laisser par indifférence
ou par oubli, il croit avoir le droit de dire d'avance que ses vers seront ceux
d'un homme honnête, simple et sérieux, qui veut toute liberté,
toute amélioration, tout progrès, et en même temps toute précaution,
tout ménagement et toute mesure; qui n'a plus, il est vrai, la même
opinion qu'il y a dix ans sur ces choses variables qui constituent les questions
politiques, mais qui, dans ses changements de conviction, s'est toujours laissé
conseiller par sa conscience, jamais par son intérêt. Il répétera
en outre ici ce qu'il a déjà dit ailleurs
et ce qu'il ne se lassera jamais de dire et de prouver : que, quelle
que soit sa partialité passionnée pour les peuples dans l'immense
querelle qui s'agite au dix-neuvième siècle entre eux et les rois,
jamais il n'oubliera quelles ont été les opinions, les crédulités,
et même les erreurs de sa première jeunesse. Il n'attendra jamais
qu'on lui rappelle qu'il a été, à dix-sept ans, stuartiste,
jacobite et cavalier; qu'il a presque aimé la Vendée avant la France;
que si son père a été un des premiers volontaires de la grande
république, sa mère, pauvre fille de quinze ans, en fuite à
travers le Bocage, a été une brigande, comme madame de Bonchamp
et madame de Larochejaquelein. Il n'insultera pas la race tombée, parce
qu'il est de ceux qui ont eu foi en elle et qui, chacun pour sa part et selon
son importance, avaient cru pouvoir répondre d'elle à la France.
D'ailleurs, quelles que soient les fautes, quels que soient même les crimes,
c'est le cas plus que jamais de prononcer le nom de Bourbon avec précaution,
gravité et respect, maintenant que le vieillard qui a été
le roi n'a plus sur la tête que des cheveux blancs. Paris,
24 novembre 1831. |